éditions La lettre volée | 1996

Sans nouvelles

Approximations et généralités sur le sens de l’existence

Tout le monde a pu remarquer comment certaines choses, dites sur un certain ton, peuvent devenir des expressions amoureuses pleines de tendresse :
– “Mais quel imbécile !”
– “Que tu es bête !”
– “Quel crétin !”

… et bien d’autres encore,
dites avec douceur,
pour se rapprocher.

Chaque fois que vous traitez quelqu’un d’abruti ou de crétin, il n’est pas sûr qu’il se jette à votre cou. On ne peut pas être imbécile, stupide ou crétin pour tout le monde; seuls les proches peuvent en profiter.

A moins, qu’on ne se sente proche de tout le monde…

C’est une suite enchaînée de formes brèves, en éclat, traitant de l’allégement, de l’abandon de soi, de la fuite hors de soi et cherchant l’évidence d’un partage du sens, la supposant par principe.
Au fond, ce dont il s’agit, c’est d’une tentation. Une tentation à la fois impossible et nécessaire: celle de passer au delà de ce que nous savons de nos drames  intimes pour retrouver le goût de l’inconnu, de l’enthousiasme pour ce qui advient. Ici cette tentation se trouve un chemin: celui d’admettre le désarroi devant l’inconnu comme source d’enchantement, et la banalité de nos drames intimes comme le résultat d’une illusion têtue. Une manière d’abandonner les prétentions de la raison dans des affaires qui de toutes façons ne sont pas raisonnables et encore moins maîtrisables.
Bonheur des drames, encombrement de la solitude, éloge de l’idiotie, dédoublement de toute certitude en son contraire…: à première vue on pourrait y voir un jeu de paradoxes appliqué aux affaires sentimentales et s’appliquant à renverser ce qui passe pour le fond le mieux partagé des malheurs intimes de l’humanité.
Mais le paradoxe n’est pas ici une fin en soi, un procédé comique ou une fantaisie intellectuelle; il a pour fonction de rétablir l’ambivalence obstinée des aventures humaines afin de passer au delà des illusions toujours recommencées et toujours condamnées à échouer au même endroit: dans la blessure, la plainte romantique et le ressentiment.
Ces textes cherchent le rire. Un rire particulier: un rire de soulagement en quelque sorte qui n’est ni le rire nerveux ni celui de la moquerie ou du clin d’œil, mais celui que pourrait déclencher l’évidence d’un monde neuf à l’intérieur même de ce que nous tenons comme la fatalité immémoriale du chagrin et de l’amertume. Le rire de celui qui, étant passé par la fin avant de commencer, n’aurait plus rien à redouter de la désillusion, et pourrait même se prendre à l’aimer; comme une  péripétie de sa propre humanité, un signe bienvenu de sa candeur retrouvée.

éditions la lettre volée

Texte réédité dans « Peine perdue » | éditions Léo Scheer | 2002

Sans nouvelles | Jean-Paul Curnier